Un grand moment culte de l’histoire du cinéma se déroule dans la très chic station de vacances « Catskills Mountains » dans l’état de New York. Frances « Baby » Housemans y vit un amour d’été idyllique avec le professeur de danse sexy et enfant terrible: Johnny Castle. Après quelques péripéties assez prévisibles, une dramaturgie de bas étage, une sexualité pudibonde, l’avortement obligatoire, un amour paternel et un amour-propre contrariés et surtout beaucoup de hits des « sixties », le film s’achève sur une scène finale sublime. Dans celle-ci, Patrick Swayze, alias Johnny Castle, prononce cette réplique géniale « On laisse pas bébé dans un coin ». Pourquoi n’en ferions-nous pas le slogan de notre beverage & foodpairing: « On laisse pas la bière dans un coin ».
La belle vie. C’est aussi apprécier un bon repas et les boissons qui l’accompagnent, surtout si les deux sont en adéquation. Bien réfléchir à ce que vous allez servir à vos invités peut en effet influencer grandement – et positivement – les sentiments de chacun. Et il faut en outre faire des choix judicieux. Le philosophe français Albert Camus le savait bien : « La vie est la somme des choix ». Meilleurs seront vos choix, meilleure sera votre vie.
Le « choix » le plus évident est celui que l’on fait entre un repas et un vin. C’est un peu dommage, car à nos yeux, ce n’est pas nécessairement le meilleur « mariage ». La bière et la haute gastronomie sont par contre un mariage made in heaven. Allez, avouons-le, cette combinaison peut même procurer de formidables orgasmes gustatifs.
Pas de problème si vous préférez un verre de vin, que l’on ne se méprenne pas sur notre propos, mais si vous voulez vraiment marier une boisson à un plat, vous ne pourrez nier que le brasseur, contrairement au viticulteur, est autorisé à utiliser un arsenal d’ingrédients beaucoup plus large et peut donc « créer » plus de goûts. Le malt, l’eau, le houblon et la levure sont les ingrédients de base, mais à côté de cela, le brasseur peut utiliser des herbes, des fruits, du café, du chocolat et même se permettre des petites folies comme des copeaux de bois… et les ajouter à sa bière. Mais ça… On l’a déjà vu aussi dans le vin !
LA BIÈRE EST LA CHAMPIONNE DU GOÛT
En effet, les combinaisons sont véritablement infinies. Tous les goûts fondamentaux sont dès lors présents dans la bière. Certaines bières sont plutôt « sèches » (vieille gueuze, ‘Orval’, saison), alors que d’autres sont au contraire plus sirupeuses de caractère (quadruples, doublebock, barley wines). C’est dû à la douceur qui provient des sucres de malt non fermentés. L’autre goût de base, le sel, est quant à lui généré par les minéraux présents dans l’eau du brassin. On peut citer comme exemples fameux les Pale Ales de Burton-On-Trent en Angleterre. La brasserie bretonne Mor Braz utilise même de l’eau de mer comme base pour ses bières. Une sensation gustative très particulière. Le troisième goût de base, l’acidité, provient de levures spécifiques. On peut penser aux levures bruxelloises comme « Brettanomyces Bruxellensis » et « Brettanomyces Lambicus » qui sont très connues pour leur acidité animale (lambic et vieille gueuze). D’autres levures donneront au contraire une acidité lactique (vieille brune Flamande et vieille rouge). Et n’ayez crainte, la touche d’amertume est également présente. Cette amertume provient du houblon et parfois, mais plus rarement, du malt. Certaines bières n’ont pas ce caractère houblonné (bières à base de blé, certaines lagers, bières fruitées…), alors que d’autres sont extrêmement amères. La brasserie américaine Dogfish Brewery, qui affirme fièrement « My hops are bigger than your hops« , brasse une bière ‘IPA 120’ tellement houblonnée qu’on peut la sentir à un kilomètre de distance ! L’amertume du malt provient de certains types de malts brûlés. Cette amertume donne une sensation dure et brûlante en bouche (Irish dry stout).
Allons même un peu plus loin : même la saveur « umami » n’est pas étrangère à la bière. Ce cinquième goût a été découvert en 1908 par le scientifique japonais Ikeda. Quelque chose qui n’est ni salé, ni sucré, ni amer, ni acide mais exhausteur de goût malgré tout et qui crée un effet presque de bouillon. Ikeda a appelé ce goût umami d’après le mot japonais signifiant « délicieux ». En anglais, on parle plus sobrement d’un « glutamic taste« . Umami provient des chromosomes présents dans les levures et le malt et se forme par la décomposition (par mûrissement et/ou réchauffement) de protéines. On peut penser au fromage de Parmesan, à la sauce soja, aux huîtres, au thé vert ou à la Guinness.
Outre ces caractéristiques de base, nous trouvons aussi de l’alcool dans la bière – eh oui, il ne faut pas l’oublier ! – et de l’acide carbonique. L’alcool est un vecteur du goût et apporte une certaine douceur, ainsi que chaleur et rondeur. L’acide carbonique par contre, a plusieurs vertus purificatrices et serait plutôt de nature à assécher, ce qui donne un effet astringent mais bien plein en bouche. Avouez, quelle autre boisson peut vous procurer autant de sensations ?
ET POURTANT
Nous produisons les meilleures bières du monde. La planète entière est d’accord à ce propos. Pourquoi donc, nous, Belges, qui connaissons la bière depuis le biberon, ne buvons-nous pas plus de bière avec nos repas ? Les Allemands, les Américains, les Anglais, ont tout autant d’estime pour une bière avec un repas gastronomique que pour un vin. Pourquoi pas nous ? C’est en partie dû au chauvinisme sans vergogne de nos voisins du sud. Sous le prétexte qu’ils ont « la meilleure cuisine avec les meilleurs vins du monde », le mariage mets & vins domine la haute cuisine française. L’expression wine&dine l’exprime parfaitement.
Les chroniqueurs culinaires belges participent allègrement au mouvement. Lu dans The Happy Eater, la chronique culinaire hebdomadaire d’Agnès Goyvaerts dans le journal flamand De Morgen : « Le maître des lieux conseille en accompagnement une bière régionale, dont j’ai oublié le nom… ». Quelques lignes plus haut, le vin français est longuement décrit sans oublier son nom et son surnom « un beau bourgogne aligoté Apoline, un flacon à l’étiquette amusante, qui cache en fait un vin biologique du Domaine de la Chappe ». C’est carrément une insulte à notre culture de la bière et témoigne de peu de respect pour nos brasseurs. Ayons quand même l’honnêteté de préciser qu’Agnès se rachète un peu plus loin lorsqu’elle écrit « …que c’est quand même une merveilleuse conclusion très rafraîchissante pour le palais et qui se marie parfaitement avec le chicon ». Mais, la prochaine fois, pourquoi ne pas mentionner le nom de la bière et le brasseur…
Permettez-moi d’être un tout petit peu plus chauvin par rapport à notre patrimoine culinaire !
La bière a sa place depuis des décennies dans notre très riche cuisine populaire belge. On trouve toutes sortes de recettes de carbonades, marinades… à la bière. Mais dans une cuisine vraiment raffinée, jusqu’il y a peu, on optait pour le vin. Dans certains restaurants, cela « ne se faisait pas » de commander une bière pour accompagner un plat. Ces dernières années pourtant, nous voyons certains chefs étoilés expérimenter de plus en plus avec la bière.
APPROCHE SCIENTIFIQUE
Malgré des tentatives courageuses de quelques pionniers, le beer & foodpairing reste encore trop méconnu, tant chez nos chefs que parmi le grand public. Pour y remédier, plusieurs brasseurs font analyser leurs bières et utilisent ces analyses scientifiques pour trouver la combinaison idéale.
Sense for Taste (sensefortaste.com) est une autre belle initiative. Les résultats de ces analyses scientifiques sont rapportés sur un foodpairing tree (arbre de mariage des mets et de la bière). Il s’agit d’une visualisation interactive d’une bière avec toutes ses combinaisons possibles. La bière ou le produit choisi sont représentés au centre et tout autour on retrouve les ingrédients qui permettraient une bonne combinaison avec la bière. Plus on se rapproche du centre, meilleure est la combinaison.
Karl Van Malderen de Bapas (bapas.be) part de la « logique de l’ABC ». Cette logique dit que : (A) en se basant sur les goûts non dominants de la bière (plantes et minéraux), et (C) en créant un contraste avec les goûts dominants de la bière (amertume, acidité et douceur), (B) un pont ou mariage de la bière apparaît entre la nourriture et la bière. Cette logique est étayée par les graphiques de l’Équilibre de la bière développés par Bapas.
La Néerlandaise Angélique Schmeinck travaille avec les « amis du goût » (smaakvrienden), des aide-mémoire qui illustrent des affinités réciproques entre différents produits. Ces relations spéciales sont identifiées par un B pour bon ami : un ami de cœur, un ingrédient que la plupart des gens connaissent. Le S indique un ami stressant ou stimulant : un ingrédient qui peut être énervant, passionnant, surprenant et sensationnel, mais souvent aussi moins connu.
Julie Herz de la US Brewers Association part d’une « Beer Characteristics Chart » et des « Pairing Interactions » avec comme principaux éléments :
- Complement : quand certains éléments dans le plat et la boisson se complètent mutuellement.
- Counter/Contrast : quand certains éléments se renforcent ou se neutralisent mutuellement. La douceur du malt affaiblit la touche sucrée de certains plats.
- Cut : les touches d’amertume du houblon et des gaz carboniques très présents transcendent le caractère “gras” de certains plats (on peut penser à la bière et le fromage) et nettoient le palais. L’acidité peut jouer le même rôle dans certaines circonstances.
- Home run : l’ensemble est meilleur que la somme des différents éléments. Oubliez les mathématiques. 1 + 1 = 3. Pairing parfait.
- Train wreck : la catastrophe, les goûts s’annulent et s’opposent. Pensez au dentifrice et au jus d’orange. 1 + 1 = -1. À éviter absolument.
- Rest : un point de repos, une combinaison neutre avec une bière pour se refaire le palais. On peut penser au « Trou Normand » (même si d’après mon expérience personnelle, cela ne marche pas)
- Bridge : quand les goûts se rencontrent l’un après l’autre, un petit crochet ou porte-manteau pour accrocher les goûts si l’on veut. La voie vers l’harmonie et la perfection.
- Echo : quand les sensations gustatives se suivent et se répètent.
- Harmony : quand tous les éléments sont en synergie.
CONSEILS DE BASE
Les concepts qui précèdent sont parfois considérés comme une sorte de masturbation intellectuelle. Personnellement, je trouve cette approche très intéressante, car elle ouvre de nouvelles perspectives surprenantes.
Toutes ces notions et ces concepts ne sont cependant pas faciles à utiliser quand on veut boire une bonne bière avec ce que nous mangeons au quotidien. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Voici 10 bons conseils dans lesquels se retrouvent la science, l’intuition et le bon sens populaire.
- Choisissez d’abord un plat et ensuite seulement la bière. Cette approche facilitera votre recherche.
- Intensité : la bière et le plat doivent avoir une puissance gustative équivalente. Une bière légère avec un plat léger et une bière plus complexe avec un plat plus relevé.
- Respectez « les quatre C » (complement, contrast, cut & create) : recherchez l’équilibre entre l’acidité, la douceur et l’amertume dans un plat et dans la bière. Répétez les mêmes goûts que ceux du plat en servant une bière au profil gustatif similaire et en renforçant ainsi le goût. Ou, au contraire, opter pour un contraste: la douceur opposée à l’acidité. Choisissez l’amertume et le gaz carbonique et l’acidité pour rincer le palais. Veillez cependant à ce que l’ensemble surpasse la somme des éléments.
- En cas de doute, soyez prudents et remettez-vous en aux classiques d’antan de la cuisine populaire.
- Outre les ingrédients, le mode de préparation (cuire, griller, étuver, bouillir…) détermine aussi le choix de la bière.
- Le choix de la sauce et d’autres accompagnements détermine aussi le choix de la bière. L’ajout d’une simple tomate séchée par exemple peut modifier la nature d’un plat d’une manière telle qu’il faudra choisir une bière différente.
- Tenez compte des saisons. Un plat léger et une bière légère conviendront idéalement aux mois d’été; en hiver, vous aurez intérêt à choisir un roboratif plat de gibier accompagné d’une bière plus forte.
- Si vous prévoyez un menu, il vaut mieux suivre un ordre ascendant :
- Le naturel avant le crémeux
- Les goûts simples avant les goûts plus complexes
- Le léger avant le plus lourd
- Les bières peu alcoolisées avant les bières plus fortes
- Evitez la douche froide : ne servez pas les bières trop fraîches.
- Et la règle d’or: prenez du plaisir!
LA VISION DE DUVEL MOORTGAT DE LA BIÈRE ET DU FOODPAIRING
Nous sommes assis à la terrasse ensoleillée du dépôt Duvel à Puurs avec Nicolas Soenen, le Beer Ambassador de la Brasserie Duvel Moortgat. À la brasserie, Nicolas est responsable de la promotion des bières. Celle-ci n’est pas tellement axée sur la publicité de masse ou les actions 2+1 gratuit, mais sa tâche consiste plutôt à amener la dégustation de la bière à un niveau plus élevé. L’un des fers de lance de cette mission d’envergure est justement le beer & foodpairing. Une approche particulièrement intelligente, si vous voulez mon avis. Nicolas est un moulin à paroles enthousiaste qui parle de son travail avec passion et en connaissance de cause.
« La bière en gastronomie en est encore à ses premiers balbutiements », lance notre hôte. « Ne soyons pas naïfs, si le consommateur commande une bière avec un plat, on peut déjà parler de succès formidable. Il ne faut pas non plus aller à la confrontation avec le vin, mais plutôt rechercher la boisson qui se mariera parfaitement avec un plat. Que ce soit une bière, un vin, de l’eau, un café ou un thé. Peu importe en principe, c’est la sensation gustative qui compte. Et c’est là que la puissance de nos bières intervient. Notre brasserie, ou plutôt le groupe Duvel Moortgat, possède une offre particulièrement variée. Nos bières peuvent être utilisées très largement en gastronomie et je ne peux pratiquement pas m’imaginer un plat avec lequel je ne pourrais pas boire une de nos bières. Nous collaborons avec une série de top chefs renommés qui imaginent des mariages fantastiques. Ces chefs servent d’affiche et jouent un rôle de chef de file par rapport au grand public. »
« Duvel Moortgat est aussi partenaire fidèle du guide Bistronomie, un recueil exclusif des meilleurs restaurants no-nonsense en Flandre et à Bruxelles. Nous souhaitons ainsi donner à chacun l’occasion de faire connaissance avec le beer & foodpairing à bon prix et sans que le seuil à franchir soit trop élevé. Évidemment, nous consacrons beaucoup de temps et d’énergie à l’accompagnement et à la formation des chefs. L’enseignement de la bière n’est pas encore au niveau voulu en Belgique. Tous nos sommeliers et nos chefs cuisiniers ont une bonne connaissance du vin mais la bière est encore trop souvent le parent pauvre dans l’enseignement Horeca. Nous essayons de changer les choses en jouant sur notre position. »
« Un autre aspect de notre stratégie est notre collaboration avec le maître fromager anversois Van Tricht. Beer & cheese : a mariage made in heaven. Cette collaboration va très loin : Van Tricht possède même ses propres caves de maturation dans les bâtiments de la Brasserie De Koninck, ce qui est unique ! » En guise de conclusion, quand on interroge notre hôte sur la sensation gustative ultime d’après lui, les yeux de Nicolas s’illuminent et un large sourire éclaire son visage : « Torta de Oveja fondu (un fromage de chèvre espagnol) avec du miel artisanal et des copeaux fraîchement râpés de truffe blanche accompagné d’une ‘Goudenbrand’ de Liefmans. »
Photos: Bart Van der Perre