À Bruxelles, il y a la Brasserie de la Senne. L’une de leurs bières savoureuses porte le nom étonnant de Taras Boulba… et l’étiquette est encore plus frappante avec sa mention : « Awel Merci! Taras Boulba es roezeg van kolaire! Zanne zaune es mi een wolline getraut! » (eh bien merci ! Taras Boulba est rouge de colère ! Son fils s’est marié avec une Wallonne !). Nous sommes allés à la recherche de l’histoire qui se cache derrière ce nom et derrière l’étiquette de cette excellente bière…
L’AMERTUME DE LA PERLE
La Brasserie de la Senne est une brasserie 100% bruxelloise. Les vrais brusseleers Bernard Leboucq et Yvan De Baets ont commencé voici une dizaine d’années à brasser de la bière ensemble. D’abord à Leeuw-Saint-Pierre, ensuite chez des amis brasseurs, mais à partir de 2010 sur la chaussée de Gand. On trouve notamment dans la gamme de la Brasserie de la Senne la Zinnebir, la Stouterik et la Taras Boulba. Les deux premiers noms sont suffisamment éloquents… mais le troisième ? Avant de partir à la découverte, arrêtons-nous un instant à la bière elle-même. First things first. C’est mieux comme cela. C’est comme quand on rencontre une “jolie madame”, on ne s’intéresse pas d’abord à son nom.
La Taras Boulba – en bouteilles de 33cl – est une bière blonde légère de 4,5%. Elle est généreusement houblonnée avec une agréable nuance d’agrumes. La Taras Boulba est particulièrement rafraîchissante au goût, grâce à sa délicieuse amertume – obtenue par l’adjonction d’une bonne dose de houblon de type Saaz. La première fois que je l’ai goûtée, on m’a servi un hareng en accompagnement. Un bel exemple de foodpairing parfait. Il me semble qu’elle conviendrait aussi parfaitement avec une salade bien fraîche.
Cette bière illustre fort bien la philosophie du brasseur Yvan De Baets : présenter une combinaison équilibrée de malt, houblon et levure, de sorte qu’un minimum d’ingrédients génère un maximum de goût. En outre, le but est aussi d’en limiter le degré d’alcool. Comme il le dit d’ailleurs lui-même : “plus la bière est légère, plus longtemps dure le plaisir !”
À PROPOS DE COSAQUES ET DE SALOPARDS
Notre regard se porte sur l’étiquette dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle intrigue. Non seulement parce que l’on a choisi une touche de couleur bleu turquoise bien jolie mais quand même un peu étonnante pour une bière. Mais c’est surtout la thématique qui surprend. Une grande roue, une tente de cirque, Bruxelles qui vacille… à l’arrière-plan, cela nous laisse deviner un scénario captivant, comme l’attestent les deux personnages à l’avant-plan. Un homme tout rouge qui arrive en courant, manifestement très en colère et qui tient un fût au-dessus de sa tête. Il est prêt à le jeter sur un autre homme complètement terrorisé. Et il éructe : “Salopard !” Une telle agressivité dans le chef d’une brasserie laisse songeur. Et puis cette phrase : “Awel Merci ! Taras Boulba es roezeg van kolaire ! Zanne zaune es mi een wolline getraut !” (eh bien merci ! Taras Boulba est rouge de colère ! Son fils s’est marié avec une Wallonne !)
Mais qui était donc Taras Boulba, nous demandons-nous ? Je suis allé chercher dans les livres d’histoire de la littérature – eh oui, finalement, mon diplôme m’a servi à quelque chose. C’est ainsi que j’aboutis chez rien moins que le grand-maître russo-ukrainien Nikolai Gogol, connu pour son roman Les Àmes mortes. Taras Boulba est le personnage principal d’une de ces nouvelles dont le titre porte son nom. Le cosaque Taras s’engage dans l’armée avec ses deux fils, l’aventurier Ostap et le rêveur Andreï, et part combattre les Polonais. Mais il y a un petit problème : Andreï est en fait amoureux d’une belle polonaise qui pour ne rien gâcher fait en plus partie de la noblesse.
Les vaillants cosaques, sous la direction de Taras affament ensuite un petit village polonais quand soudain Andreï reconnaît l’ancienne servante de sa dulcinée et passe dans l’autre camp. Il veut aider la pauvre population. Cela ne fait évidemment pas plaisir à son père Taras et quand celui-ci aperçoit son fils au loin, il donne l’ordre à ses hommes de poursuivre Andreï. Sous le prétexte que “Je lui ai donné la vie, je lui reprends la vie.” Son fils, traître à la patrie devra s’y faire. Le père tue le fils.
PEACE AND BEER ALL OVER THE WORLD
Gogol n’en reste pas là dans sa tragédie. Le deuxième fils, Ostap, meurt aussi. Mais pas des œuvres de son propre père. Il est torturé à mort par des Polonais. Bien des années plus tard, Taras connaîtra d’ailleurs une fin tout aussi cruelle. Il finit cloué à un arbre et brûlé vif. Le livre s’achève avec quelques cosaques autour d’un feu de camp qui chantent les louanges du courageux Taras. Ce n’est donc pas vraiment une histoire pacifiste… L’ouvrage a d’ailleurs inspiré plusieurs adaptations musicales cinématographique (dont l’une avec les légendaires Tony Curtis et Yul Brynner). Et même un film de Bollywood ! Et maintenant une bière évidemment.
D’une certaine manière, l’étiquette renvoie aussi à la fameuse fresque anti-guerrière Guernica de Pablo Picasso. Je peux me tromper, mais il semble bien que les brasseurs de la Senne aient ainsi voulu envoyer un message par le biais de la littérature russe. Comme de vrais brusseleers qu’ils sont. Pourquoi en effet ne pas se retrouver autour d’une bonne petite bière comme la Taras Boulba en ces temps de tension communautaire ? Les brasseurs se font-ils vraiment une idée aussi sombre de l’avenir de notre pays que ce conflit entre les Polonais et les cosaques ? J’espère que non. Ou ne serait-ce là qu’une zwanze ? Je suppose que oui.